
Plus de 400 organisations civiles ukrainiennes ont signé une déclaration affirmant l’impossibilité de tenir des élections démocratiques sans l’établissement d’une paix durable. L’initiative a été lancée par le réseau Civil Network OPORA, qui surveille depuis de nombreuses années l’intégrité et la légalité des processus électoraux en Ukraine.
Les signataires soulignent que c’est la Russie, en déclenchant une agression non provoquée contre l’Ukraine, qui rend impossible la tenue des élections présidentielles et parlementaires. Ils insistent également sur le fait que la simple organisation des élections ne garantit pas leur caractère démocratique. Pour cela, il est essentiel de disposer d’institutions électorales fonctionnelles, d’un accès égal des citoyens au vote, de garanties de sécurité et d’une planification minutieuse avant même la fin de la loi martiale.
“Il ne fait aucun doute que des élections doivent avoir lieu en Ukraine, mais uniquement après la fin de la guerre et l’établissement d’une paix durable – lorsque les conditions seront réunies pour qu’elles se déroulent de manière libre, juste, démocratique et accessible”,, indique la déclaration.
La majorité des citoyens ukrainiens ne soutient pas non plus l’idée d’élections en temps de guerre. C’est ce que révèlent des sondages menés régulièrement en Ukraine. Par exemple, selon une enquête réalisée en septembre-octobre 2024 par le groupe sociologique “Rating” pour le Centre d’analyse et de recherches sociologiques (CISR) de l’Institut républicain international (IRI), 60 % des Ukrainiens étaient opposés à l’organisation d’une élection présidentielle en période de guerre. En février 2025, ce chiffre a légèrement augmenté: selon un sondage du centre sociologique «Socis», 63 % des Ukrainiens s’opposent à la tenue de toute élection avant la fin de la guerre. De plus, plus de la moitié (57 %) des Ukrainiens font confiance au président Volodymyr Zelensky.

Avec le Réseau civil OPORA, nous expliquons pourquoi les élections en temps de guerre ne peuvent pas avoir lieu et quels risques elles impliquent.
1.
La levée de la loi martiale pour organiser des élections affaiblirait la capacité de défense de l’Ukraine
Le 24 février 2022, l’Ukraine a instauré la loi martiale, un régime juridique spécial appliqué en cas d’agression armée ou de menace contre l’indépendance et l’intégrité territoriale du pays. Ce régime accorde aux organes de l’État, au commandement militaire et aux autorités locales des pouvoirs supplémentaires pour repousser l’agression et assurer la sécurité. Il implique également des restrictions temporaires aux droits et libertés constitutionnels des citoyens.
Par exemple, sous la loi martiale, il est interdit de modifier la Constitution de l’Ukraine, d’organiser des élections, des référendums nationaux et locaux. Cette approche garantit la continuité du pouvoir présidentiel et parlementaire.
De plus, la loi martiale empêche la suspension du travail du médiateur, des tribunaux, du parquet et des services chargés des enquêtes et des activités de renseignement opérationnel. Pendant cette période, les droits à la grève, aux rassemblements de masse et aux manifestations sont limités. Elle interdit également l’activité de certains partis politiques ou organisations qui agissent contre l’Ukraine.
Ainsi, pour organiser des élections, il serait nécessaire de lever officiellement la loi martiale, ce qui affaiblirait la capacité de défense de l’Ukraine – une situation qui ne profiterait qu’à la Russie. Examinons plus en détail ce que signifierait la levée de la loi martiale en période de guerre:
1. La loi martiale fournit à l’État et aux Forces armées de l’Ukraine les mécanismes juridiques nécessaires à la conduite de la guerre. Sa levée entraînerait:
• Une complication du processus d’approvisionnement en armes et des changements dans la structure de commandement de l’armée (notamment la suppression des administrations militaires locales), ce qui pourrait s’avérer fatal dans des conditions de combat.
• L’annulation de l’évacuation obligatoire des zones dangereuses, ce qui pourrait entraîner une augmentation des victimes civiles.
• L’affaiblissement du contrôle sur les régions (notamment les contrôles de documents, le renforcement de la sécurité de certains sites, le couvre-feu, etc.).
2. L’état de guerre limite les possibilités des forces prorusses d’activités destructrices, ce qui prévient la déstabilisation politique. Sa levée pourrait:
• Ouvrir un espace pour les querelles politiques et les manipulations, ce qui pourrait affaiblir l’unité de la société.
• Renforcer l’influence des forces extérieures sur les élections — comme le montre l’expérience de la Roumanie et de l’Allemagne, l’ingérence dans le processus électoral peut être critique si le pays n’est pas préparé.
• Rendre l’Ukraine vulnérable aux attaques informationnelles et au sabotage, qui pourraient diviser la société. L’instabilité politique après la guerre est également possible, mais cela peut être anticipé en assurant des institutions démocratiques pour les élections, la participation de la société civile et des médias indépendants.
3. Le régime martial a également une force réputationnelle. Il signale à la communauté internationale que l’Ukraine fait des efforts pour maintenir la stabilité du gouvernement et de sa capacité de défense, tout en étant un symbole de la solidarité de la société dans sa lutte contre les envahisseurs. Sa levée ouvrirait la voie à des manipulations encore plus actives de la part de la Russie et des forces pro-russes à l’échelle mondiale. Par exemple, la propagande russe promeut déjà l’idée que “la guerre n’existe pas à l’ouest et au centre de l’Ukraine” et tente de diviser la société ukrainienne.
L’administration américaine a déjà, de facto, supprimé son soutien à la société civile ukrainienne, aux entreprises, à la reconstruction et à l’aide aux réfugiés en suspendant les activités de l’USAID. Parallèlement, elle exige désormais un remboursement de l’aide militaire déjà fournie. Dans le même temps, elle continue d’imposer à l’Ukraine des exigences telles que la réduction de l’âge de conscription et l’organisation d’élections en temps de guerre. En cas d’arrêt total ou partiel de l’aide extérieure, l’Ukraine devra encore davantage compter uniquement sur ses propres ressources – humaines et économiques. Lever la loi martiale signifierait réduire la mobilisation, l’effectif militaire, la production d’armement et le financement de l’économie de guerre
2.
Les personnes en occupation ne pourront pas voter
En juin 2024, selon le ministère ukrainien de la Réintégration, 4,5 millions d’Ukrainiens adultes se trouvaient toujours dans les territoires occupés. Tous ces citoyens seront dans l’incapacité de voter, car les autorités ukrainiennes n’ont pas d’accès physique à ces régions, ce qui rend impossible l’établissement de bureaux de vote, le transport des bulletins, le dépouillement des votes et le contrôle de l’intégrité du processus électoral. Toute tentative d’organisation du vote dans ces zones signifierait soit l’impossibilité d’une véritable participation des habitants, soit des manipulations orchestrées par les occupants russes.
En plus des problèmes techniques, il existe une menace directe pour la sécurité des électeurs. L’administration d’occupation russe exerce un contrôle strict sur la population, en recourant à la répression et à la persécution de toutes les personnes considérées comme déloyales. Les habitants peuvent être intimidés, enlevés, arrêtés ou même déportés pour toute manifestation de soutien à l’Ukraine. Les membres des commissions électorales seraient également en danger, car les occupants pourraient les contraindre à coopérer ou les éliminer physiquement.

Une autre raison importante est l’isolement informationnel. Les partis politiques ukrainiens, les médias et les organisations de la société civile ne peuvent pas fonctionner librement en territoire occupé, privant ainsi la population de l’accès à une information honnête sur les élections et les candidats. En revanche, les habitants sont exposés quotidiennement à la propagande russe, qui déforme la réalité et les maintient sous une pression constante.
En fin de compte, la Russie pourrait utiliser les élections pour renforcer son influence. Si le vote était autorisé aux habitants des territoires occupés, il y aurait un risque élevé que leurs voix soient falsifiées ou que l’administration d’occupation invente ses propres « résultats » à des fins de propagande. C’est pourquoi la tenue d’élections libres et équitables ne sera possible qu’après une libération totale des territoires et le rétablissement du contrôle ukrainien.
3.
Les militaires ne pourront ni voter ni se porter candidats
L’armée ukrainienne compte 880 000 militaires, dont beaucoup sont en permanence en conditions de combat, où il est impossible de se détourner des opérations militaires pour participer au processus électoral, et encore moins d’exercer leur droit de candidature. Même si des commissions électorales tentaient d’organiser un vote en conditions de campagne, cela créerait des risques supplémentaires pour la sécurité, car ces bureaux de vote deviendraient des cibles pour les attaques russes. En outre, une grande partie des militaires change de position plusieurs fois par jour. Dans un contexte de front dynamique, il est impossible de prévoir où se trouveront certaines unités au moment du vote. Cela signifie que même si des élections étaient organisées dans certaines bases militaires, une part importante des soldats resterait exclue du processus électoral.

Dans les conditions de vie et de guerre sur le front, il est difficile de garantir le secret du vote, ce qui peut empêcher une expression libre de la volonté des électeurs et mener à un vote contrôlé ainsi qu’à l’utilisation de ressources administratives. Il existe également un risque de pression administrative, où les militaires pourraient subir l’influence de leur commandement ou de structures politiques, ce qui fausserait l’essence même d’un vote démocratique.
4.
Les électeurs sont menacés par des frappes de missiles et d’artillerie
Au cours de la troisième semaine de février 2025, la Russie a lancé près de 1150 drones d’attaque, plus de 1400 bombes aériennes guidées et 35 missiles de différents types contre l’Ukraine. Cela représente environ 164 drones, 200 bombes aériennes et 5 missiles par jour. Dans de telles conditions, où la Russie peut frapper à tout moment n’importe quelle communauté ukrainienne, il est impossible de garantir la sécurité des électeurs, en particulier dans les zones proches du front ou des frontières.
Les bureaux de vote deviendraient des cibles faciles pour les attaques russes, car l’ennemi bombarde systématiquement les infrastructures civiles, notamment les lieux de rassemblement de population. Organiser un vote à une date précise créerait des cibles prévisibles, ce qui pourrait entraîner de lourdes pertes humaines.
Par exemple, le 5 octobre 2023, un missile russe a frappé un café et un magasin dans le village de Hroza, dans la région de Kharkiv, où les habitants s’étaient réunis pour une cérémonie commémorative. L’attaque a tué 59 personnes, soit une part significative de la population du village. Ce bombardement ciblé a été rendu possible grâce à des collaborateurs locaux ayant fui en Russie. Sous couvert de conversations amicales avec leurs anciens voisins, ils avaient obtenu des informations sur le lieu et l’heure de la cérémonie, permettant ainsi à l’ennemi de planifier son attaque.
Les élections pourraient également servir de prétexte à des sabotages et des attentats terroristes. Les agents russes pourraient organiser des attaques contre les bureaux de vote, cibler les quartiers généraux des partis politiques ou mener des cyberattaques.De plus, les risques sécuritaires et la propagation de la peur parmi les électeurs entraîneraient une baisse de la participation, ce qui pourrait remettre en question la légitimité des résultats du scrutin.
5.
L’impossibilité de garantir la démocratie des élections
«Un régime politique démocratique ne se caractérise pas seulement par l’organisation des élections, car le simple fait qu’elles aient lieu ne signifie pas nécessairement qu’il s’agit d’une démocratie. Par exemple, des «élections» ont lieu en Biélorussie, en Russie, et même le HAMAS est arrivé au pouvoir par des élections», déclare le candidat en sciences politiques Roman Kyslenko pour Ukrinform.
Ainsi, lorsqu’on parle des élections en Ukraine, il est important de prendre en compte non seulement leur organisation, mais aussi la possibilité de garantir leur caractère démocratique. Cela signifie assurer le bon fonctionnement des médias libres, leur accès pour tous les citoyens, ainsi que la création de conditions égales pour tous les électeurs et garantir la liberté de la concurrence politique.

L’observation internationale est un élément crucial de la démocratie des élections, mais en période de guerre, sa mise en œuvre devient presque impossible. Aucune mission internationale, y compris l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (BIDDH), ne pourra garantir la sécurité de ses observateurs dans les communautés situées en zones de front, où des tirs et des combats sont en cours. De plus, le déploiement de telles missions nécessite un temps considérable — l’OSCE a déclaré que la préparation d’une mission d’observation nécessitait au moins 9 mois. L’absence de surveillance internationale mine la transparence du processus électoral et pourrait remettre en question sa légitimité.
En Ukraine, le Registre d’État des électeurs tient à jour les informations sur les électeurs et les bureaux de vote, ainsi que l’élaboration des listes électorales. Actuellement, les données du registre nécessitent une mise à jour, car des millions de personnes ont changé de lieu de résidence en raison de la guerre ou ont perdu leurs documents. Sans la mise à jour des données du registre, sur la base desquelles les listes électorales sont formées, il existe un risque de falsification ou d’exclusion d’électeurs du processus. Il est également important d’assurer un accès équitable à l’information, car de nombreux médias locaux ont été détruits par les frappes russes, ce qui rend la propagande électorale dans un contexte d’instabilité inégale.
L’un des principaux défis pour l’Ukraine, notamment en ce qui concerne la tenue des élections après la guerre, est la migration interne et externe à grande échelle. En novembre 2024, on comptait 4,6 millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays, tandis qu’à l’étranger, selon le ministère des Affaires étrangères, 7,6 millions de citoyens ukrainiens se trouvaient dans d’autres pays. Pour les Ukrainiens à l’étranger, les bureaux de vote sont ouverts uniquement dans les établissements diplomatiques, dont le nombre est insuffisant pour garantir la participation électorale de millions d’électeurs. Les longues files d’attente, la nécessité de parcourir de grandes distances et l’absence d’autres moyens de vote (comme le vote par courrier) risquent d’empêcher une grande partie des citoyens de participer aux élections.
De plus, en temps de guerre, il est impossible de garantir les conditions nécessaires à une libre concurrence politique. Par exemple, les militaires en service actif n’ont pas le droit de se présenter aux élections, bien qu’ils bénéficient actuellement de la plus grande confiance de la part de la population ukrainienne.
Ce qui est nécessaire pour organiser des élections démocratiques
La préparation des élections nécessite une planification détaillée ainsi que la résolution de questions de sécurité, juridiques et organisationnelles. Le réseau civil OPORA souligne la nécessité de commencer à préparer les élections d’après-guerre avant la fin de l’état de guerre, afin de mettre en place des solutions clés et d’harmoniser les mécanismes d’organisation.
Parmi les priorités figurent la protection contre l’ingérence russe, la sécurité des électeurs et de tout le processus électoral, l’adaptation aux migrations internes et internationales des Ukrainiens, ainsi que la résolution des lacunes législatives signalées dans les recommandations de la BIDDH de l’OSCE, qui constitue l’une des exigences pour l’intégration de l’Ukraine dans l’UE. Avant les élections, il est nécessaire d’évaluer la sécurité dans les territoires ukrainiens, y compris le déminage, la restauration de l’infrastructure électorale, le renforcement du contrôle sur le financement des partis politiques et la lutte contre la désinformation dans les médias et les réseaux sociaux (en coopération avec Meta, Google, TikTok).

Le Réseau civil OPORA a élaboré une feuille de route détaillée pour les élections après-guerre en Ukraine, qui prend en compte les résultats des discussions professionnelles antérieures impliquant les parties officielles (Commission électorale centrale, Verkhovna Rada d’Ukraine, ministère des Affaires étrangères). Ce document constitue également un appel au gouvernement ukrainien à ne pas reporter la discussion sur les élections futures et à rechercher des solutions efficaces pour leur organisation.